Piquant !

Publié le par Eryn

Article de mon ancien blog "motsdits"

Image de chez Yvaine
image de chez Yvaine - collection d'almanachs

 

 
 
L’Almanach traditionnel ayant été remplacé par un vulgaire calendrier aux vertus incitatives, truffé de publicités et de dates à marquer d’un gros chèque chez les commerçants dûment encartés et encadrés, y figure maintenant une « Fête des Grand-mères ». Serait-ce le 30 septembre ? Je ne crois pas, mais nous sommes pourtant nombreux à honorer la mémoire de nos chères têtes blanches.
 
Voici, pour moi aussi, un souvenir du temps d’avant, dans la grande cuisine de mamie où quelque chose mijotait sans cesse sur le coin de la cuisinière à bois et charbon.
 
Et du fameux moulin à café.
Je l’ai déjà dit au sujet du jardin, enfant je collectionnais les expériences magiques ou culinaires en mélangeant, broyant, mixant à peu près tout ce qui me tombait sous la main. N’étant pas née en Afrique ou dans l’arrière boutique d’un apothicaire, je ne disposais pas de mortier – pilon qui eussent été la solution parfaite ! Sur la haute étagère, le vieux moulin à manivelle me narguait, inaccessible.
 Je m’usais donc les mains sur le plus vieil outil du monde : les trottoirs encore exempts de bitume recélaient toute sorte de pierres à trancher, à aplatir, à meuler et à bousiller les ongles.
 
L’arrivée d’un colis des 3 Suisses – quelle merveille ces colis remplis de flocons de protection pour jouer à tout et à rien pendant des heures ! – contenant un Moulin à Café Electrique allait changer ma vie.
 
J’adorais l’odeur du café fraîchement moulu mais aussi le bruit et la vibration qui auraient été insupportable au-delà de quelques secondes. Puisque personne ne voulait me donner le vieux moulin jugé trop fragile, je m’intéressai de près au nouveau. Cependant,  rendue méfiante par de trop nombreuses catastrophes engendrées par ma témérité, je m’abstins donc, un certain temps, d’y mettre autre chose que du café.
 
Oui, je sais, à la fin de cette phrase on s’attend au pire. Eh bien non, pas du tout, je n’ai pas fait de purée d’escargots ou de poudre de noisettes avec les coquilles, le moulin n’a pas explosé en répandant son contenu sur les murs, je ne me suis pas coupé la langue en goûtant une mélasse de carambars sur la lame. J’aurais pu, notez. Deux ou trois ans plus tôt c’est certainement quelque chose comme ça qui se serait passé.
 
Hélas, ce fut pire que cela. Toute la famille en a pleuré pendant des jours.
 
 Là, il faudrait que je vous présente mon compagnon d’aventures mais ça risquerait d’être un peu long. Disons seulement que nous étions les meilleurs amis du monde, autant que peuvent l’être deux enfants terribles et inventifs partageant tout, inséparables. Parfois aussi nous étions fâchés. Ce jour-là nous l’étions, et j’avais décidé de lui faire payer je ne sais quel affront par une sale blague : j’allais lui préparer un gâteau en guise de réconciliation.
Un gâteau… Salé ? Terreux ? Farci aux crottes de souris ? Piquant. Poivré.
Et de moudre, avec l’exaltation qui annihile toute pensée intelligente,  pas moins d’une livre de poivre gris dans le Super Moulin à Café Electrique.
Je crois que mes yeux ont commencé à me brûler avant d’ouvrir le couvercle. Après, je n’ai plus rien vu, plus rien senti d’autre que les larmes et la morve qui barbouillaient mon visage en feu. Et puis, la porte, les cris, la claque. Feu redoublé sur ma joue. On m’a traînée sous le robinet, sans doute une voisine alertée par les hurlements de ma grand-mère, on ouvrait les fenêtres, on criait encore à propos du prix de l’appareil et de celui du poivre, et du café qu’on ne pourrait plus moudre… Sauf avec le vieux machin à manivelle, qui reprit ainsi du service. Pour punition cette tâche monotone m’incomba jusqu’à ce que le mécanisme rende l’âme.
 
Quand il eut enfin droit à une retraite définitive, ma grand-mère se décida à acheter du café moulu, j’exerçai mes talents de broyeuse sur des spécimens vivants appelés « garçons » et le tiroir du vieux moulin servit de tirelire-souvenir à quelques vieilles pièces à trous.

 

écrit dans le cadre du Défi Littéraire 1 de Khassiopée

 

Publié dans contreaddictions

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